Des transfusions de plasma à 8000 dollars le litre : la folle quête des ultrariches pour la jeunesse éternelle ENQUÊTE - Des transfusions de père en fils, d’autres vendues à des sommes exorbitantes… En Californie, le business de la longévité flirte avec la dystopie. Enquête sur une obsession transhumaniste. Un père, son fils de 18 ans et son grand-père, réunis non pas pour un déjeuner dominical mais pour… échanger leur plasma sanguin, afin de rajeunir. Le scénario semble tout droit sorti d’un épisode de Black Mirror, pourtant il est bien réel : celui de Bryan Johnson, multimillionnaire de la tech, immortalisé dans le documentaire Don’t Die, diffusé sur Netflix plus tôt cette année. «Vampires», «suceurs de sang», «démons»... Quand le fondateur de Braintree révèle ses pratiques en 2023, le tollé est immédiat. Mais dans le microcosme de la Silicon Valley, rien de bien choquant. «L’histoire du plasma crée toujours un malaise quand on l’entend pour la première fois. Mais Bryan n’est pas le premier», rappelle le journaliste américain Ashlee Vance dans le documentaire. Il évoque notamment les rumeurs persistantes autour de Peter Thiel, cofondateur de PayPal et investisseur de Facebook, soupçonné d’avoir reçu du sang jeune : «Je ne suis pas certain que ce soit vrai. Mais c’est ce qu’on racontait.» Le milliardaire, qui a investi dans ce domaine, n’a jamais confirmé avoir testé lui-même ces traitements. «Si les entrepreneurs de la Silicon Valley pratiquaient bien des transfusions, ils ne tenaient pas à ce que cela se sache, alors que Bryan, fidèle à lui-même assumait complètement. Il paradait sur Twitter, il organisait des séances photos... J’avoue que c’était quelque peu absurde de voir Bryan rameuter toute sa famille, comme s’ils allaient assister ensemble à un match alors qu’ils allaient échanger leur plasma», poursuit Ashlee Vance. Plus tard, l’homme d’affaires reconnaîtra avoir abandonné l’expérience, faute de résultats concluants. Au-delà des laboratoires et du cercle fermé de la tech californienne, le plasma a aussi fait son entrée dans les cliniques de luxe… et dans les routines beauté et bien-être des célébrités. De Victoria Beckham à Johnny Hallyday en passant par Kim Kardashian, certaines stars auraient, elles aussi, cédé à l’appel du plasma en recourant à ces protocoles ultra-exclusifs. Le plasma jeune, nouvelle fontaine de jouvence ? Ce goût du sang frais ne relève pas du pur fantasme. Il s’appuie sur des recherches scientifiques anciennes, fascinantes mais controversées. En 1864, le chercheur français Paul Bert réalise la première expérience de «parabiose» : il relie la circulation sanguine d’une vieille souris à celle d’une jeune. Résultat ? «Quand on les a détachées, on a observé que la vieille souris devenait progressivement plus jeune. Les marqueurs du vieillissement s’étaient améliorés : agilité, capacités mentales, état de la peau et du pelage… même les connexions neuronales étaient plus nombreuses», explique le Pr Miroslav Radman, biologiste cellulaire et auteur du Code de l’immortalité (éd. Evergreen, 2019). «On a découvert qu’on pouvait aussi compenser certaines maladies, comme l’ostéoporose qui régressait.» Des transfusions de plasma à 8000 dollars le litre Mais qu’importent les doutes scientifiques, la Silicon Valley n’aime pas attendre les validations des pairs. Elle teste, investit, commercialise. C’est ainsi que naît en 2016 la start-up californienne Ambrosia, fondée par Jesse Karmazin, un entrepreneur diplômé de l’université de Stanford. Celle-ci propose alors des transfusions de plasma jeune entre 8000 et 12.000 dollars le litre (7.000 et 10.500 euros) et bénéficie d’une couverture médiatique importante, notamment grâce à un article paru dans le magazine américain «Inc» qui mentionne à l’époque l’intérêt de Peter Thiel pour cette prétendue cure de jouvence. Son activité sera finalement interrompue sous pression de la FDA (Food and Drug Administration, une institution de régulation des médicaments aux États-Unis). D’autres, comme Alkahest, poursuivent des recherches sur les dérivés du plasma, notamment contre les maladies neurodégénératives… sans encadrement clair ni résultats probants. En 2020, la Fondation Médéric Alzheimer publiait un communiqué déclarant que les transfusions de plasma sanguin d’adolescents ne retardent pas les effets du vieillissement ou de la maladie d’Alzheimer. «Aucune étude sérieuse n’a démontré l’efficacité de ces transfusions pour ralentir le vieillissement chez l’humain. Ce serait éthiquement très compliqué à prouver», prévient Hugo Aguilaniu, chercheur spécialisé dans le vieillissement affilié au CNRS. «On ne sait pas tout ce que contient le plasma. Il pourrait transmettre des éléments néfastes, comme des virus», ajoute Florence Solari. La mort comme bug système Pourquoi une telle obsession alors, pour ce genre de pratiques chez les figures de la tech ? Parce que dans la Silicon Valley, vieillir est considéré comme une anomalie. Une faille à corriger, comme un bug dans le système. «C’est une terre de déracinés, de désaffiliés, vivant à distance des institutions traditionnelles, souvent loin de leurs familles, de leurs églises et de toutes les autres structures qui accompagnent habituellement le reste de la population à accepter la mort», observe le sociologue Olivier Alexandre, directeur adjoint du Centre Internet et Société du CNRS et auteur de livre La Tech : Quand la Silicon Valley refait le monde (2023, éd. Seuil). Dans cet univers, une spiritualité «post-traditionnelle» s’installe : la technologie remplace le divin. «Le vieillissement et la mort sont vus comme des problèmes susceptibles d’être solutionnés, grâce au progrès technique, qui est pour eux l’alpha et oméga de l’existence. Paradoxalement, le fait de vivre dans des univers techniques les conduit à défendre de nouveaux sacrés, tels que l’information, le progrès, le savoir. Ils s’autorisent sur cette base à inventer des futurs communs, sans tabou, de Peter Thiel qui s’injecte des hormones de croissance depuis plusieurs années à Bryan Johnson qui reçoit régulièrement des transfusions avec le sang de son fils», explique-t-il. L’immortalité réservée aux (très) riches ? Au-delà de l’étrangeté de ce rituel aux allures vampiriques, ce glissement vers l’expérimentation privée inquiète aussi les chercheurs. Tandis que la Silicon Valley tente de grappiller quelques années de vie, la recherche publique, elle, avance… lentement mais sûrement, dépouillée de talents brillants absorbés par des laboratoires privés, selon Hugo Aguilaniu. «Cet exode a ralenti le champ scientifique du vieillissement dans les années 2000-2010, déplore le chercheur. Ces milliardaires peuvent tout avoir. La seule chose qu’ils n’ont pas, c’est la vie éternelle. Alors ils se lancent dans des projets débridés, qui relèvent souvent plus du business que de la science.» Un avis que partage Florence Solari : «La validation scientifique exige la répétition d’une expérience dans différentes conditions et de constater toujours le même effet. Mais une expérience sur un seul individu ne sert pas la science.» La chercheuse a bon espoir dans le recrutement de scientifiques de renom chez Altos Labs (une société américaine de biotechnologies dédiée à la recherche sur l’inversion du processus de vieillissement, dans laquelle Jeff Bezos a investi, notamment). Quant à Calico, la filiale de Google, si elle reconnaît le travail accompli, elle regrette «que rien ne soit applicable à l’Homme à ce jour.» Il y a vraiment un culte des meilleurs et une obsession de ne pas tomber en déchéance, à la fois intellectuelle, physique et biologique Olivier Alexandre, sociologue Car c’est là tout le paradoxe de ces milliardaires de la Silicon Valley : «Ils promettent des solutions pour toute l’humanité, alors même que les conditions de développement de ces services et de ces recherches sont localisées, hyperindividualisées et capitalisées. Même si elles étaient développées à grande échelle, elles ne pourraient concerner qu’une petite partie de la population», analyse Olivier Alexandre, qui y voit une logique bien connue de ce milieu : «Il y a dans cette région un culte des meilleurs et une obsession pour le dépassement de soi, à la fois intellectuelle, physique et biologique. Ce qui les intéresse, c’est optimiser le soi et améliorer l’humanité, du moins celles et ceux qui en ont les moyens.» Alors, ces recherches anti-âge représentent-elles l’avenir de l’humanité ou l’émergence d’une nouvelle forme d’apartheid ? «C’est toute l’ambivalence», conclut le docteur en sociologie. «On ne sait pas si c’est un cadeau qui bénéficiera indirectement à tous, justifiant leur statut de visionnaires, ou un poison destiné à accroître à grande échelle les inégalités, non plus seulement économiques, mais aussi cognitives et biologiques.» Le plasma en cure dans des cliniques de luxe Longtemps jugé farfelu, ce fantasme made in California fait son chemin en France. Une étude récente indique que 64 % des Français accepteraient un traitement pour ralentir le vieillissement, et 14 % se disent prêts à tenter une transfusion de plasma (1). Une ouverture d’esprit qui se heurte toutefois à la loi hexagonale : les injections de PRP (plasma riche en plaquettes) à visée esthétique sont interdites en France depuis 2018. Injections de PRP : ce que dit la loi Les injections de PRP (plasma riche en plaquettes) gagnent en popularité pour leurs promesses de régénération cellulaire, de stimulation du collagène, voire de repousse capillaire. Néanmoins, en France, ces injections sont strictement interdites à visée esthétique depuis 2018, selon l’ANSM. Elles ne sont autorisées qu’à des fins thérapeutiques : alopécie, cicatrisation, orthopédie. À l’inverse, d’autres pays comme les États-Unis, la Belgique ou la Turquie les autorisent dans un cadre esthétique. Pour l’instant, seules des procédures autologues (à base du propre sang du patient), sont officiellement pratiquées dans certaines cliniques privées à l’étranger, parfois réputées pour accueillir une clientèle de célébrités. En 2003, Johnny Hallyday évoquait à la télévision avoir testé une transfusion sanguine «pour être en pleine forme», sur les conseils, disait-il, de Zinédine Zidane. «C’est formidable. On vous enlève du sang, on l’oxygène et on vous le remet», déclarait-il sur le plateau de Merci pour l’Info, sur Canal+. Et d’ajouter : «Zidane y va deux fois par an, et je le comprends.» À l’époque, certaines spéculations ont circulé autour du Palace Merano, prestigieuse clinique de longévité située dans le Tyrol italien, comme possible lieu du traitement. Le footballeur y a été nommé récemment ambassadeur et affirme s’y rendre «au moins deux fois par an pendant une semaine, dix jours, en famille ou avec des proches». Une association que réfute fermement le Dr Massimiliano Mayrhofer, directeur scientifique de l’établissement, où il exerce depuis vingt-huit ans : «Nous n’avons jamais réalisé de transfusion de plasma sur Zinédine Zidane, ni sur aucun autre sportif. Ce serait considéré comme du dopage dans le milieu du sport, ce n’est pas autorisé», insiste-t-il, rappelant qu’un procès intenté à ce sujet il y a une vingtaine d’années s’était soldé en faveur de la clinique. Cela dit, le spécialiste confirme que le Palace Merano propose bien ces protocoles de «thérapie de régénération du plasma-PRP» (plasma riche en plaquettes), qui utilisent le propre sang d’une personne pour stimuler la régénération cellulaire ou la pousse des cheveux, mais à destination d’autres patients. «Nous avons notre propre laboratoire, ce qui nous permet de prélever le sang, de le centrifuger et de l’utiliser dans des traitements anti-âge», explique le Dr Mayrhofer. Parmi les soins proposés ici, le «Plasmozonic» a notamment séduit Victoria Beckham, qui avait partagé des images du processus sur ses réseaux sociaux en 2022 : un mélange de plasma, d’ozone et d’ultrasons pour, selon un dossier de presse consulté par Madame Figaro, «oxygéner les tissus, lisser les ridules et améliorer l’élasticité de la peau», tout en favorisant «l’absorption des actifs contenus dans le plasma». Le tout facturé 255 euros la séance de 60 minutes. Autre adresse culte accueillant une clientèle cinq étoiles : la clinique La Prairie, à Montreux, véritable sanctuaire suisse de la longévité. Considéré comme l’un des médi-spas les plus exclusifs au monde, l’établissement (et ses «hubs» distillés à travers le monde) y pratiquerait également la thérapie PRP pour freiner les effets du vieillissement cutané. 14 % des Français se disent prêts à tenter une transfusion de plasma pour ralentir le vieillissement Sans oublier le désormais célèbre selfie de Kim Kardashian, posté en 2013, en pleine séance de «vampire lift» (une procédure développée par la dermatologue allemande Barbara Sturm en collaboration avec des chercheurs de Harvard et de Pittsburgh), devenu culte à Hollywood. À l’époque, l’image avait laissé les internautes osciller entre fascination et malaise. Les scientifiques français, eux, restent prudents mais pas fermés. «Il y a un avenir pour ces travaux, mais sûrement pas en commercialisant du plasma directement. Ce serait une société complètement morbide», avertit Hugo Aguilaniu. «Il faut comprendre ce qui manque avec l’âge, identifier les bonnes molécules, et développer des traitements sûrs, testés.» Et de rappeler : «L’objectif, pour la science, ce n’est pas de vivre pour toujours. C’est de vivre le plus longtemps possible en bonne santé.» En attendant de savoir si le plasma est potion magique ou mirage coûteux, une chose est sûre : les milliardaires de la tech peuvent tout acheter... tout, sauf le temps.
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